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Mon livre « Cyberstructure »

Ève

Fiche de lecture : Digital roots

Auteur(s) du livre : Gabriele Balbi, Nelson Ribeiro, Valérie Schafer, Christian Schwarzenegger
Éditeur : De Gruyter Oldenbourg
978-3-11-073988-6
Publié en 2021
Première rédaction de cet article le 29 novembre 2021


Dans le débat public au sujet de l'Internet et du Web, il y a beaucoup de concepts qui sont discutés comme s'ils étaient nouveaux alors qu'ils ont en fait des racines anciennes (gouvernance, bulle de filtre, authenticité, participation d'amateurs…). Cet ouvrage collectif (en anglais) réunit plusieurs contributions qui analysent l'histoire d'un concept et ses origines, souvent bien antérieures au monde numérique.

Le livre a impliqué de nombreuses contributrices et de nombreux contributeurs (celles et ceux cité·es au début de cet article sont « juste » les coordinateurices). Chacun·e s'est attaqué à un concept particulier, montrant son historicité. Mon exemple favori a toujours été les soi-disant fake news, présentées comme une nouveauté du Web alors que le mensonge est aussi ancien que la communication. (Mais, en mettant le terme en anglais, on peut faire croire que c'est quelque chose de nouveau.) La version papier du livre est coûteuse mais il est sous une licence Creative Commons et peut être téléchargé.

Bien sûr, en insistant sur l'ancienneté d'un concept, et des débats qui l'ont toujours accompagné, il ne s'agit pas de dire que rien n'est nouveau, que tout existait déjà dans l'Antiquité. Mais juste de rappeler que la pression médiatico-commerciale a tendance à gommer le passé et à mettre en avant tous les mois un truc présenté comme nouveau.

Le livre commence logiquement par le concept de réseau, qui existait avant les réseaux informatiques, comme le réseau routier de l'empire romain (en étoile, « tous les chemins mènent à Rome », ce qui matérialisait la position dominante de la capitale), ou, plus récemment, le réseau télégraphique. Ces anciens réseaux ont déjà fait l'objet d'innombrables études et réflexions, rappelées par Massimo Rospocher et Gabriele Balbi. Certaines de ces études et réflexions s'appliquent toujours à l'ère de l'Internet. Le concept de multimédia fait l'objet d'un passionnant article de Katie Day Good, qui évoque les espoirs qu'avaient fait naitre les nouveaux médias, par exemple dans le domaine de l'éducation. Les commerciaux des entreprises liées à la radio annonçaient sans rire que radio et autres médias nouveaux à l'époque allaient révolutionner l'enseignement. On retrouve dans les textes de la première moitié du XXe siècle bien des illusions technosolutionnistes d'aujourd'hui. Toujours dans la technique, l'intelligence artificielle est bien sûr à l'honneur, tant le concept est ancien mais ressort régulièrement comme solution miracle à tous les problèmes (article de Paolo Bory, Simone Natale et Dominique Trudel).

Après la technique, la politique. « Gouvernance » est également un concept présenté comme nouveau alors que la politique (arriver à prendre des décisions quand tout le monde n'a pas les mêmes intérêts et les mêmes opinions) est étudiée depuis pas mal de siècles. Comme le rappellent Francesca Musiani et Valérie Schafer, la politique sur l'Internet a des particularités nouvelles, mais les questions politiques liées à l'émergence d'un nouveau réseau ne sont pas, elles, une nouveauté. On se posait des questions de gouvernance bien avant l'Internet, par exemple avec le télégraphe. De même, l'usage de données pour gouverner (la « dataification »), analysée par Eric Koenen, Christian Schwarzenegger et Juraj Kittler, remonte à longtemps, par exemple aux efforts de Jean-Baptiste Colbert en France pour que tout ce qui se passe en France lui soit transmis. On fichait déjà tout, avant que l'arrivée des ordinateurs n'accélère considérablement la quantité de données récoltées, et on en espérait déjà, avant qu'on parle de big data un gouvernement plus efficace. Évidemment, le concept de fake news a droit à son article, et Monika Hanley et Allen Munoriyarwa font un intéressant historique de l'histoire de la tromperie et de la propagande mensongère, remontant au second triumvirat de Rome, en 43 avant l'ère commune, et passant par le XIXe siècle, où l'extension de la littératie et la diffusion massive des journaux allait pouvoir faire décoller cette activité (un fait que les médias d'aujourd'hui oublient quand ils critiquent les fake news diffusées sur le Web). Même regard critique de Maria Löblich et Niklas Venema sur les « bulles de filtre », qui ne sont pas apparues avec les « algorithmes » des réseaux sociaux.

Une autre section traite des utilisateurs et de leurs pratiques. Jérôme Bourdon traite le cas de la présence et de la distance. Quand on communique « en présentiel » et pas par courrier électronique, est-ce qu'on communique « en vrai » ? Des gens avec qui on n'interagit qu'en ligne sont-ils de « vrais » ami·es ? Et, pour prendre un exemple récent, une réunion en ligne est-elle une vraie réunion ? Cicéron et Madame de Sévigné sont cités pour leurs réflexions à ce sujet, montrant qu'à chaque époque, des gens s'inquiétaient de savoir ce qu'était la présence. Dans son article sur la solitude, Edward Brennan poursuit le même genre de réflexions, ce qui permet de relativiser certaines inquiétudes sur « l'adolescent dans sa chambre qui n'interagit qu'en ligne ». Autre phénomène social étudié, les fans et leurs pratiques (j'en profite pour vous recommander le livre de Mélanie Bourdaa sur ce sujet des fans). Eleonora Benecchi et Erika Ningxin Wang décrivent le phénomène du fandom. Par contre, il est curieux qu'elles commencent par brandir des étiquettes raciales et prétendent avoir une approche « décoloniale » quand les seuls exemples non-« occidentaux » cités sont ceux de pays qui n'ont pas été colonisés (Chine et Japon). Et puis commencer par dire que la Chine est différente de l'Occident pour donner ensuite comme exemple que les fans, en Chine, ont une relation affective avec le personnage de fiction qu'ils aiment… Comme si ce n'était pas le cas de tous les fans… C'est l'avantage et l'inconvénient des ouvrages collectifs, il n'y a pas d'unité. Mais la quasi-totalité des articles sont excellents (je ne les ai pas tous cités ici).

Ce livre est écrit par des universitaires pour un public déterminé à s'accrocher un peu. Mais cela vaut la peine, j'y ai appris beaucoup de choses et j'ai bien perçu la profondeur de ces questions, qui agitent l'humanité depuis longtemps.

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